Quitter Haïti pour s’installer à l’étranger est souvent synonyme de recherche de sécurité, de meilleures opportunités et d’un avenir plus stable. Pourtant, derrière les photos souriantes partagées sur les réseaux sociaux et les messages enthousiastes des premiers jours, une autre réalité se cache : de nombreux Haïtiens vivant à l’étranger rompent volontairement leurs liens avec leurs amis restés au pays.
En cause ? La peur d’être sollicités financièrement.
Un phénomène qui se généralise
Dans un contexte où l’économie haïtienne s’enlise et où l’insécurité freine presque toute activité stable, beaucoup d’Haïtiens vivant au pays se tournent vers leurs proches à l’étranger pour demander un soutien financier. Face à cette pression réelle ou anticipée certains expatriés préfèrent couper court à toute communication, de peur que l’amitié ne se transforme en guichet automatique. ” Depuis qu’il est parti aux États-Unis, mon ami d’enfance ne répond plus à mes messages. Même à mon anniversaire, rien. J’ai compris qu’il voulait m’éviter, comme si notre amitié avait une dette à payer “, confie Marc, 28 ans. Patrick, 33 ans, raconte : ” J’ai vu des gens changer de numéro, bloquer sur WhatsApp, juste pour éviter qu’on leur demande de l’argent. Au début, ça fait mal, mais après, on se dit que c’est leur choix. “
Une amitié mise à l’épreuve par les clichés
Certains expatriés expliquent leur silence par une crainte bien ancrée : que rester en contact signifie automatiquement devoir soutenir financièrement leurs amis restés au pays. Cette coupure brutale a des effets psychologiques et sociaux.
Perdre un ami proche à cause de la distance et du silence forcé fragilise le moral, surtout dans un contexte où l’insécurité et l’instabilité rendent les relations solides précieuses.
Les amis restés au pays se sentent souvent trahis, abandonnés, voire considérés comme des profiteurs potentiels… avant même d’avoir demandé quoi que ce soit. ” Ce n’est pas que je ne veux plus leur parler, mais à chaque fois que j’écris, la conversation finit par un “tu peux m’envoyer un peu d’argent, stp ?” J’ai fini par m’éloigner pour éviter cette pression “, confie Nadine, installée aux États-Unis depuis trois ans.
Les conséquences de couper les ponts
Isolement affectif : Les amis restés en Haïti perdent un soutien moral précieux.
Méfiance et amertume : Les ruptures soudaines nourrissent un sentiment de trahison.
Perte de repères : L’exil transforme les dynamiques relationnelles, parfois de manière irréversible.
” Quand tu coupes avec ton ami qui est encore là, tu perds aussi quelqu’un qui te connaît depuis toujours, qui comprend tes racines “, analyse Robert, psychologue social.
Les bienfaits de préserver le lien, même à distance
Soutien moral réciproque : Une parole amicale vaut parfois plus qu’un transfert d’argent.
Transmission culturelle : Les échanges maintiennent vivantes la mémoire, la langue et les valeurs.
Opportunités partagées : Un ami à l’étranger peut relayer des informations utiles sans forcément être un sponsor financier.
Et puis, il y a ceux qui choisissent de maintenir le lien autrement.
” Mon ami vit en France, et même si on ne s’appelle qu’une fois par mois, nos discussions me remontent le moral. Il ne m’envoie pas d’argent, mais ses conseils m’aident à avancer “, témoigne Clara, habitante de Jacmel. Pour Sarah, 29 ans, installée en Floride, il est possible d’aimer, de donner, mais aussi de poser des limites : ” J’ai ma meilleure amie qui vit en Haïti. On se parle tous les jours. Si je dois prendre une décision, elle le saura avant tout le monde, et elle doit même m’aider à la prendre. Je sais que je dois lui envoyer de l’argent et renflouer son compte, même si elle ne le demande pas : c’est mon devoir. Elle est tout pour moi. Plus qu’une amie une partie de moi “, déclare-t-elle.
Vers une amitié plus claire et assumée
Plusieurs expatriés affirment qu’il est possible de préserver les liens sans se sentir exploité, à condition d’établir des limites claires et respectueuses. ” J’ai expliqué à mes amis que je ne pouvais pas aider financièrement, mais que je voulais rester présent pour eux moralement. Depuis, ça va mieux “, confie Frantz, qui vit à Boston.
Entre méfiance et nostalgie
Ce phénomène révèle la fragilité des liens humains dans un contexte où la migration n’est plus seulement un rêve, mais souvent une nécessité de survie. Beaucoup d’expatriés affirment qu’ils n’ont pas changé, mais que le climat social et économique d’Haïti les pousse à se protéger. De leur côté, les amis restés au pays disent comprendre… mais regrettent l’époque où l’amitié se vivait sans calcul.
Choisir de ne pas rompre
Dans un pays où l’insécurité force les séparations, et où la distance devient parfois synonyme de rupture, il reste un choix simple mais précieux : continuer à s’écrire, à s’appeler, à se souvenir que l’amitié ne se mesure pas au montant d’un transfert, mais à la constance des liens.
En dépit de tout, ce n’est pas la distance géographique qui tue l’amitié, mais la distance émotionnelle et la peur. Préserver le lien exige de l’honnêteté, des limites claires, et surtout la volonté de considérer l’autre comme ce qu’il est vraiment : un ami, et non un compte bancaire, ni un profiteur.
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